Histoire de pneu
Internet, Il y a de tout sur internet, mais la dernière des choses que je me suis laissé dire c’est qu’il y a des gens qui se sont enfermés dans le réseau et même certains qui y sont enfermés contre leur gré ...
Il était 13heures 45 ce 15 janvier 1997, la neige tombait et fondait aussitôt. Au fond de la vallée l'ancienne ville minière baignait dans une lueur grise et diffuse, la rue était luisante et reflétait les éclairages des véhicules dont les roues faisaient un chuintement en roulant dans la neige fondue.
Monsieur Tamagushi installé à l’arrière de sa confortable auto conduite par un chauffeur en uniforme entrait lentement à Saint-EMS. Son avion privé avait atterri à Aulpas à 11 heures. Il venait d’Aliens où il avait passé deux jours à inspecter son usine de pneumatiques. Il avait racheté cette filiale d’une société anglaise après qu’elle eut déposé le bilan et avoir relevé les autres établissements en Europe. Toutefois il avait hésité longtemps avant de se décider pour les deux usine françaises en raison de la rapidité avec laquelle les ouvriers cégétistes de Colimasson se mettaient en grève et avaient la prétention de cogérer l’entreprise. Autrement dit des empêcheurs de patronner en rond. Il y avait deux instances principales dans cette usine la CGT et la direction qui comme chacun le sait prends les décisions les moins éclairées. Heureusement ce rachat ne lui avait rien coûté : entre les subventions reçues et la sous évaluation des stocks le montant à débourser était égal à zéro. La marque appartenait à la société française, le rachat de celle-ci était la condition pour pouvoir l’utiliser pour l'ensemble du groupe. Il avait aussi pris cette décision pour planter un clou dans le pneu de son concurrent et voisin qui était aussi le principal concurrent de tous les autres pneumatiquiers du monde. Ce concurrent qui avait une capacité inégalée à innover, avait toujours un ou deux pneus d’avance sur les autres.
En fait de clou, Monsieur Tamagushi « Chairman of the Board » du très puissant conglomérat qu’il dirigeait; l’un des trois Zaibatsu; en avait pris un dans le pneu avant de sa voiture qui malheureusement n’était même pas équipée du pneu increvable que venait de mettre au point son confrère. C’était arrivé en pleine descente sur le village de Saint Ems. Si vous connaisez cet endroit vous verrez qu’il n’est pas facile de s’arrêter. Il n’était pas question de poursuivre sans changer de roue et il fallait la faire réparer dans le premier relais rencontré.
Il était en retard, c’était la première fois de sa vie. Il était victime d’un pneumatique percé. C’était d’autant plus rageant que cette activité ne représentait que 0,01 % du chiffre d’affaire de son groupe, normalement il n’aurait même pas dû passer plus de 1,8 heure de son temps annuel pour l’ensemble des usines européennes; lire le bilan et faire les remontées de bretelle nécessaires à son directeur.
En attendant que la roue soit dépannée il était descendu de voiture et considérait avec étonnement le mécanicien, les mains noires pleines de cambouis, qui s’était acharné avec ses démonte-pneus pour arracher le pneu de la jante. En vérité ce n’était pas un spécialiste, il n’avait pas l’équipement perfectionné dont disposent les marchands de pneus achalandés des grandes villes.
-Quel pays d’arriérés! se dit-il.
En raison de la faible densité de population dans nos campagnes personne ne l’avait encore identifié ; c’était une grande chance, il aurait pu perdre la face. Et alors? ... Alors ... c'était Seppuku pour lui! Il n'en avait pas particulièrement envie. C’était un asiatique classique vêtu d’un complet sombre, chemise blanche et cravate rouge. Cependant il y avait ce détail qui semblait le faire venir d’ailleurs, d’une autre planéte peut-être. Une oreillette était fixée à droite de son visage. Le pavillon de son oreille avait été excisé afin de greffer un organe en matière synthétique compatible avec l’extrémité de son conduit auditif le tuyau avait un branchement en Y, une branche était reliée à l’arrière de son crâne au moyens de fils qui ressemblaient à des cheveux. Au premier abord on aurait dit un catogan mais la matière qui se divisait en fins cheveux était de même nature que le tuyau acoustique. La troisième branche rentrait dans le cou au niveau de la veine jugulaire. Dans son dos apparaissait un relief en forme de pneumatique ce n'était pas une bosse en tout cas. En même temps il paraissait impensable que ce soit une roue de secours ou un vulgaire sac à dos ; cet accessoire indispensable au randonneur mais pas à un voyageur moderne.
Grâce à mes lectures assidues de revues scientifiques j’en déduisis qu’il avait plus probablement un cerveau additionnel sous la forme d’un immense disque dur ou peut être des mémoires à bulles ou un processeur quantique, toutes les suppositions se valaient.
Il portait des lunettes qui étaient aussi des écrans à cristaux liquides : il n’avait pas encore réussi à créer des images dans son cerveau sans passer par son système oculaire. Grâce à cette imperfection il conservait un aspect humain. La technologie nippone avait fait adapter son cristallin afin de lui faire disposer d’un téléobjectif. Au cours de ses visites d’usine il était capable de voir un défaut sur la plus petite puce électronique. La spécialisation de son groupe étant la métallurgie et la chimie, grâce au chromatographe intégré qu'il s'était fait greffer, il pouvait vérifier la pureté d’un produit chimique. Particulièrement l’hexaméthylène tétramine qui sert dans les mélanges de caoutchouc pour la liaison du caoutchouc avec les textiles. Le système s’était perfectionné au fil des ans. Quelques annéees auparavant il avait intégré un appareil pour détecter toute déviation au non respect de la règle des 5S. ((5S qui sont les initiales des termes japonais: Seiri (débarras), Seiton (rangement), Seiso (nettoyage), Seiketsu ( ordre) et Shitsuke (rigueur))
La nature aime le désordre, Monsieur Tamagushi aimait le contraire. C’était un personnage contre nature en quelque sorte. Ce n’est pas tous les jours que l’on peut voir un tel spécimen d’humanité dans nos Coulailles.
Dans son bureau il avait comme tout le monde un clavier, un écran et une tour d’ordinateur avec la souris posée sur un tapis. Tout cela était factice ; c’était un leurre qui servait à le faire paraître suffisamment moderne aux visiteurs institutionnels, banquiers, hauts fonctionnaires, journalistes … etc. Cependant il y avait longtemps qu’il ne se fiait plus à l’informatique de Bill Gates. Il avait fait développer pour son usage un système d’information complet. Son subconscient était imprégné de la marche de ses affaires. La bourse était au niveau supérieur mais traitée par un système asservi qui ne faisait que rendre compte ; la validation des opérations étant quasi automatique parce que le système d’évaluation était fiable et les modèles mathématiques prévisionnels infaillibles. Il avait de plus à son service les meilleurs hackers pour aller chercher les informations les plus pertinentes dans les recoins les plus confidentiels de la mémoire des ordinateurs des plus prestigieuses compagnies. Il ne se fiait plus aux chroniqueurs financiers qui vous font miser sur la firme qui mettra la clef sous la porte le lendemain ex : Enron ou Universal.
Il n’avait jamais perdu un cent.
Dans la situation présente, son attention était mobilisée par deux chose qu'il n'arrivait pas à comprendre.
Tout d'abord par les actions humaines au sein de l’entreprise. Il n’y avait pas de logiciel au point surtout vis-à-vis du comportement des français cégétistes de surcroît. Il avait donc fait installer des capteurs dans ses usines qui contrôlaient tout. La production, la productivité, mais aussi l’état de santé de son personnel. En effet l’une des armes redoutables de l’assurance qualité c’est la prévision des pannes et l’entretien préventif des moyens de production. Monsieur Tamagushi appliquait aux hommes ce qui se faisait pour les machines. Au lieu d’analyser les huiles de graissage il s’intéressait à toutes les excrétions, ça lui permettait de faire des contrats à durée déterminée en prévision des absences, ses machines tournaient toujours à plein ; enfin presque ; parce qu’ici à Colimasson c’était différent. Il contrôlait la physiologie, mais il ne contrôlait pas les réactions des individus. C’était l’une des raison de son déplacement. Il avait en effet remarqué de manière systématique que l’opérateur O-150 qui conduisait la machine M-200 produisait 100 pneus le lundi, 120 le mardi, 130 le mercredi, 110 le jeudi et 90 le vendredi. La machine était parfaitement réglée et entretenue. Que se passait-il à Colimasson ? Il semblait ignorer qu’ici lorsqu’on revient de week-end on n’a pas le cœur à l’ouvrage – comment ça va Dupin – boh ! comme un lundi ! donc lundi je produis moins parce que ça m’emm…. de travailler. Il ne l’avait pas prévu celle là ! Le vendredi il ne faut pas trop forcer non plus parce que sinon il faudra dormir pour récupérer et le w.e. sera compromis. Bon tout ça c’est humain et connu ... sauf de ce pauvre Monsieur Tamagushi.
L’autre raison de sa venue c’était la perte d’un morceau de papier qui servait à identifier une matière première et apposé sur une palette de gomme confiée à un transporteur. Normalement aucun papier ne circulait dans l’entreprise. Il y avait cependant quelques dérogations, dans ce cas seul un papier filigrané comportant un marqueur de position GPS inscrit dans la molécule de la cellulose. devait être utilisé - Cette cellulose spéciale avait été mise au point en exclusivité par la Banque de France -. En effet tout papier devait être détruit ou archivé en fin de cycle. Non pas au hasard mais suivant des protocoles bien déterminés selon le contenu des informations. La plupart des document importants étaient numérisés le document original étant alors incinéré c’était la fin de son suivi. Si tout le monde avait pu devenir comme lui il n’y aurait plus eu besoin de papier mais ce n’était pas le cas.
Ce papier perdu ... ben ... je l’ai trouvé par hasard dans un caniveau dans la rue. Par amusement,n'imaginant en rien les conséquences de mon acte, connaissant son peu d’importance, j’avais trouvé le moyen de rendre inactif son repérage et par conséquent lui faire perdre son existence au sein de l’entreprise.
Cette défaillance était insupportable pour M. Tamagushi, il était extrêmement confiant vis-à-vis des problèmes qu'il rencontrait avec le personnel il devrait arriver à mettre au point le système de contrôle adéquat, mais pour ce papier ça aurait du être le zéro défaut. Pas une défaillance sur 10 99 mais zéro zéro zéro ! pas d’alternative !
La réparation de sa roue prenait plus de temps que prévu. En effet son chauffeur n’avait pas pu s’arrêter dans la série de virages dans la descente qui précède l'arrivée à Saint-Ems; il avait donc continué de rouler jusqu’à un endroit favorable pour changer la roue. Le pneu était détruit ; il fallait en faire venir un de Colimasson. Il ne voulait pas perdre de vue son auto qui intégrait tout le système de transmission qui lui permettait de suivre ses affaires, il n’y avait pas d’installation fixe à l’usine, il ne pensait réellement pas faire cet investissement : il ne comptait pas vivre à Collimasson. Il y a longtemps qu’il ne faisait plus confiance à nos fils téléphoniques : son conglomérat avait participé au financement d’un réseau de satellites avec des protocoles d’accés très spécifiques qui évitaient le piratage. Cependant comme tout un chacun il avait accés au web mais accessoirement.
Habituellement il ne prenait pas de repas : voyageant très souvent il avait organisé son système alimentaire de manière à conserver un équilibre chimique qui évitait le rejet des élastomères de silicone qu’il s’était fait greffer avec des agents de couplage nouveaux afin de relier son système nerveux à son électronique embarquée. (Une petite explication : le silicium est proche du carbone on peut imaginer qu’il ait réussi à coupler cette chimie avec la chimie du carbone pour prolonger son système nerveux) Là encore il y avait une défaillance: l’intendance qui l’avait précédé avait emporté avec elle les repas. Il décida donc de s’arrêter chez le « Glacier ». La cuisine n’était pas de haut niveau mais il faut bien s’alimenter. Ce jour là je déjeunais justement dans cet établissement et c’est là que je le vis. Il mangeait mais il était très tendu, sa vigilance zéro défaut n’était pas au top, il avait quelques absences. Je croyais qu’il lui fallait un remontant : habituellement les nippons boivent du saké pour se remonter, moi, j’avais commandé une bouteille de « cordelette » de Saint Poulain et je ne comptais pas la boire en entier même si j’étais venu à pied. Je posais donc un verre bien rempli devant son assiette en lui disant « Tchin Tchin ! Santé et Bon Appétit ! » Il n’avait pas eu l’air de comprendre ou du moins son visage restait impassible. Cependant il tendit sa main prit le verre et but son contenu cul sec. Son visage n’avait pas changé; je lui versai un autre verre en me disant - pauvre homme il faut le réveiller !
Son cerveau jumelé au cerveau artificiel s’était mis à faire des calculs de plus en plus nombreux avec des boucles qui n’aboutissaient à aucun résultat et qui à partir des mêmes hypothèses exploraient des solutions qui se présentaient en nombre exponentiel; if ... goto, if ...goto, if... goto ...if ...Then ...if ...goto ... il devait boucler sur la même ligne de programme .Il commençait à y avoir de l’auto-échauffement, c’était visible, je lui versais donc un nouveau verre en pensant le rafraîchir. Ce que je ne savais pas c’est que l’alcool passant du vivant au synthétique produisait un échauffement des connexions qui brutalement ont cessé de fonctionner. En effet si les élastomères de silicone résistent à la chaleur ce n’est pas le cas des tissus vivants qui commencent à se détruire vers 40 °C. Il était en train de péter les plombs au propre comme au figuré ; son processeur ne s’arrêtait pas, mais lui, avait retrouvé le contrôle humain de son être, son cerveau prenait conscience de son environnement. Une envie de découvrir un bout de campagne française le prit. Il congédia son chauffeur en lui donnant rendez-vous à l’étang de Montassot et se mit à marcher vers la sortie de la ville, certains qui l’ont vu passer au bureau de poste de Monturlut disent qu’il s’est assis devant la borne internet. A partir de cet instant personne ne l’a plus revu. On dit qu’il se serait dématérialisé son esprit est paraît il dans le web. Il paraît aussi qu’il y a fait des petits! qui n’a jamais vu les enfants jouer à élever un petit Tamagushi au risque de déranger les professeurs pendant les cours si par hasard il fallait lui donner à boire, à manger ou changer sa couche ?
Alors si vous découvrez que votre ordinateur a parfois un comportement un peu spécial c’est sans doute qu’il veut signaler sa présence, n’hésitez pas faites un e.mail à wanted.tamagush at karacnrt.jpn vous aurez peut-être droit à la récompense offerte par sa compagnie ; il a emporté avec lui les secrets de sa réussite, et son entreprise a fini par être rachetée par les américains ... pour le plus grand malheur de ses salariés.
Cette histoire n’est que pure fiction, imaginée à partir d'un bout de papier maculé de boue qui trainait dans un caniveau, si certaines entreprises citées ici vous font penser à quelque chose c’est par pure commodité que je les ai utilisées.