Un bruit infernal, il ne fait jamais nuit ici. Heureusement j'ai sauté ce grillage. Je peux maintenant m'éloigner de ce vacarme de cliquetis et ronflements des moteurs diesels, de la lumière des réverbères et des phares qui m'éblouissent et qui m'ôtent tout discernement pour m'échapper. La femme qui m'a enlevé, qui me tenait enfermé dans une cage a bien essayé de me rattraper ; le grillage a eu raison d'elle.
Maintenant je suis dans ce bois, je vais attendre … attendre ? mais quoi ?
Je ne sais pas où aller ; je ne veux plus entendre ce bruit de camions et de voitures et ne plus voir cette aire de service d'autoroute où la nuit ne tombe jamais.
Il n'y a aucune habitation à proximité. Seulement des bois..., des bois, et plus loin des champs. Pas de poubelle à fouiller, je n'ai jamais chassé, je vais sans doute avoir des difficultés à me nourrir.
La liberté n'a pas de prix, … la liberté! … j’ai oublié, combien il était dur de s’en sortir, mais je vais y arriver, tout au moins je l’espère.
Pourquoi suis-je là ? Je vivais heureux sur mon escalier de la rue Hoche. Les habitants de cette maison ne venaient que deux ou trois fois l'an, et me toléraient. Les voisins de chaque côté -Des gens très bien, ils étaient sympa !-me délivraient mes repas chaque fois que j'avais faim, le bruit de leur porte qui s'ouvrait me donnait faim. Ils n'avaient pas le temps de l'ouvrir, j'étais déjà là ...
Mes amis pourquoi avez vous laissé faire ?
On m'a volé à votre affection, on m'a volé mon bien être, pour mon bien parait-il.
Laissez moi vous raconter comment j'en suis arrivé où je suis aujourd‘hui.
Je m'appelle Gaspard depuis deux ans seulement. J'ai vécu cinq ans sous un autre nom dont je ne me souviens plus. Un jour, il y a deux ans en plein été je me suis retrouvé sur un parking goudronné avec pour seul abri des voitures, sans eau et rien à manger. Mon attention était toute concentrée sur l'arrivée ou le départ des voitures et des piétons qui la plupart ne me voyaient même pas. Sous les voitures personne ne m'approchait, il fallait seulement que je me méfie lorsque j'entendais leur moteur démarrer.
Voyez comment l'histoire ne fait que se répéter. Je me demandais alors ce que je faisais sur ce maudit parking chauffé à blanc par le soleil du mois d'août.
Je ne vous l'ai pas encore dit, mais peut être l'avez vous deviné, je suis un chat. Un chat libre, un chat des rues ; je suis référencé à la SPA.
J’étais sur ce parking où les pattes me brûlaient chaque fois que je sortais de l’ombre d’une voiture, un de ces étranges bipèdes intrigué de me voir prostré est venu m'apporter un peu de nourriture et de l'eau. J'attendais qu'il soit parti pour dévorer mon repas. Je ne me laissais pas approcher ; le bipède pouvait toujours faire le tour de la voiture j'avais toujours une porte de sortie. Je ne gênais personne sauf un propriétaire de voiture qui m'accusait -à tort bien sûr- de griffer le capot de sa voiture qu'il passait beaucoup de temps à bichonner tous les jours. En revanche de moi il n'en avait rien à faire.
Les jours passaient et ce rituel des repas avait fini par endormir ma méfiance. Je me laissais parfois caresser le sommet du crâne et le dos, Je trouvais chaque jour de quoi manger, je dormais à la belle étoile bien sûr. Que demande un chat libre en été ?
Les humains ont toujours une idée derrière la tête, ils me voulaient du bien. (C'est fou ce qu'on m'a voulu du bien dans mon histoire). Alors ils m'ont dénoncé à la police. L'idée était de me capturer et de me stériliser après quoi j'aurai gagné mon statut de chat libre avec inscription dans un fichier et tatouage dans l'oreille. Très maladroitement mon bipède voulut me capturer à la main pour me mettre en cage, ça ne me plaisait pas. Il m'avait pris d'une main ferme par le cou, l'opération était quasiment réussie. Malheureusement pour lui, il relâcha l'étreinte, j'en profitais pour me retourner et saisir le gras de la main avec mes dents en même temps je griffais tout ce que mes pattes attrapaient il ne me lâcha pas pour autant. Finalement libéré dans le garage, j'évitais la mise en cage et réussissais à m'échapper sans être vu à l'occasion d'une manœuvre d'un véhicule.
J'étais dehors LIBRE. Ils décidèrent de poser une trappe contenant de la nourriture comme appât ; je n'y touchais pas; le lendemain ils durent se rendre à l'évidence, j'étais bel et bien parti rapide comme l’éclair ; on ne me reverrait plus. L'été est agréable pour les fugueurs, nous dormons à la belle étoile, et personne ne nous surveille. C'est bien connu « la nuit tous les chats sont gris », et nul ne se soucie d'un chat en maraude.
L'hiver et le froid arrivèrent au mois de décembre. J'ai le poil court et un peu râpé ; je commençais à avoir froid je me gelais les c …??? comment dire? ah oui! les cotes ; les poubelles où j'allais chercher ma subsistance étaient sans doute aussi moins bien garnies.
Ces circonstances eurent raison de ma méfiance . Un soir miaulant à fendre l’âme tout ce que j'avais dans le ventre, je repris contact avec les humains qui eux même ne m'avaient conservé aucune rancune, ils me donnèrent suffisamment à manger chaque jour devant leur porte, dont le seul bruit d'ouverture ouvrait aussi mon appétit qui semblait être insatiable. Et petit à petit ils m'ouvrirent leur porte pour la nuit pour m’héberger bien au chaud.
Je suis sociable, je rencontrais dans mes tournées une minette très jolie, délicate et gracieuse, grise et blanche, qui me suivait partout et surtout m'accompagnait pour partager les repas qui m'étaient destinés. Elle habitait dans une propriété inhabitée. On la voyait dans la journée prendre le soleil sur l'escalier du jardin.
Très peureuse craintive elle n'avait pas l'intention de se laisser enfermer. Elle se méfiait du genre humain et avait bien raison !
J'étais stérilisé depuis belle lurette … je n'ai aucun souvenir là-dessus, preuve qu'il y a déjà bien longtemps. Mes amis ne le savaient pas ; ils se posaient des questions sur mon genre. Je m'appelais Gaspard et parfois aussi Gasparine au gré de ma bienfaitrice qui ne me laissait jamais sans rien à manger, qui dès la moindre pluie me faisait rentrer pour essuyer ma maigre fourrure avec des serviettes de toilette bien absorbantes.
Mon amie la minette fut appelée Blandine.
J’étais fidèle au rendez-vous La vie était belle pour nous.
A la fin du mois de mai Blandine mit au jour dans la rue deux chatons que mes bienfaiteurs eurent à peine le temps d'apercevoir.
Ils disparurent presque aussitôt, il faut dire qu'il y avait un public de femmes attendries qui s'arrêtaient devant la niche où Blandine avait mis bas ce qui ne convenait pas à son caractère pudique et sauvage.
On ne les a jamais revu.
Un beau jour mes bienfaiteurs du quartier décidèrent de prendre une mesure à mon égard: pour mon bien je devais être stérilisé. Chose dite chose faite, un beau matin je me retrouvais à jeun dans une cage, direction le vétérinaire. Comme on ne connaissait pas mes possibles réactions, je fus aussitôt endormi. A mon réveil, le soir même, on annonça à mes bienfaiteurs que j'avais déjà été stérilisé ; ce qui les a bien fait rire tandis que moi j'avais passé une journée anesthésié. Le soir je ne tenais plus sur mes jambes tant la dose avait été forte ! Pour rien en plus !
Je retiens toutefois que c'était pour mon bien … Mon nom fut définitivement Gaspard. On fit circuler un papier dans le quartier afin qu'on me fiche la paix maintenant. Cette rue c'était chez moi. J’étais la mascotte du quartier disait-on ; tout le monde me connaissait.
Les beaux jours de l'été se finissaient. Blandine chassait le mulot et moi j'assistais assez indifférent à ce spectacle.
Bientôt la fraîcheur de l'automne puis de l'hiver m'engagèrent à demander l'hospitalité à mes chers amis pour la nuit. J'entraînais Blandine dans ma quête. Nous étions des compagnons de misère et donc solidaires …
Pendant ce temps apparaissait sur les marches où nous avions vu Blandine la première fois un autre chat venu d'on ne sait où, qui racontera peut être un jour son histoire ...
Blandine fréquentait toujours ce lieu on croyait qu’elle y avait caché ses petits, à tel point que ma bienfaitrice a longtemps cru que ce gros chat avait mangé les chatons nouveaux nés.
Elle nomma ce chat « Emeraude » en raison de la couleur de ses yeux. Il restait sur cet escalier. Il était impressionnant et avait l’air bien triste, je dirais même en colère ! Trahi et abandonné lâchement sur ce parking peut-être …comme moi? Nos amis humains n'avaient pas accès à cet endroit et le propriétaire des lieux se souciait comme de colin-tampon de savoir si des chats errants fréquentaient les annexes de sa maison. Toutefois Il n'était pas méchant ... il ne nous a pas empoisonnés.
L'été passa, vint l'automne assez frais cette année.
Novembre ; ça y est nous dormons ensemble en bon copains. Puis l'hiver arrive, nous nous rapprochons, nous nous tenons au chaud tout est bien.
Avoir un bon copain
Voilà c'qu'y a d'meilleur au monde
Oui, car un bon copain
C'est plus fidèle qu'une blonde
Unis main dans la maintenant
A chaque seconde
On rit de ses chagrins
Quand on possède un bon copain…
( Jean Boyer)
Arrive mai; Blandine à nouveau met au jour deux petits chatons qui semblaient le portrait tout craché du père supposé, mais rien n'est simple dans la vie. (ce n’est pas lui parait il) (Je ne sais pas s’il est juste de publier sa photo)
Du coup je pris mes distances. Je venais manger je faisais un bisou sur les moustaches de Blandine et je repartais dormir à la belle étoile. Je ne voulais pas gêner tout ce petit monde agité … Je traînais dans la rue, me bougeant au dernier moment lorsque surgissait une automobile. La plupart du temps je résidais sur un escalier à mi-chemin de mes principales source de nourriture et je prenais le soleil . C’était bon! C'est de là qu'est venu tout le mal. Ici, c'est une ville d'eaux, les curistes qui s'ennuient après leurs soins passent et repassent et naturellement me voient dehors. Les humains aiment voir les chats manger, ça leur donne bonne conscience. Alors ils apportaient toutes sortes de nourritures que je n’appréciait pas toujours, qui pourrissant finissaient par attirer des grosses mouches vertes, au point d'énerver le propriétaire des lieux (qui heureusement ne venait pas souvent). Après une explication entre gens de bonne volonté il toléra ma présence et qu'on m'apporte ma pitance à condition de tenir les lieux propres.
Le gros chat Emeraude dont on a déjà parlé mais qui avait beaucoup maigri depuis l'été dernier s'était installé à demeure devant la porte de la maison ; il avait tellement faim ; ses miaulements étaient déchirants …
Pour toutes ces raisons, Je venais moins souvent ce qui désolait ma bienfaitrice ; toutefois je ne l'oubliais pas et je venais la voir tous les jours à la nuit tombée; parfois je ne mangeais même pas.
Je ne sais pour quelle raison un jour une curiste a jeté son dévolu sur moi, elle me portait des mets que je n‘aimais pas trop. Comme j'étais bien nourri par ailleurs, je tolérais ses caresses. Ses apports de nourriture pourrissaient sous mon escalier et attiraient les fameuses mouches vertes ; heureusement mes bienfaiteurs nettoyaient les lieux.
Pour mon bien ! Encore ! la curiste décida de m'adopter. Pourtant il devait bien y avoir quelque chat malheureux dans son pays qui aurait considéré cette adoption comme une aubaine, mais non c'est sur moi que c'est tombé. Mon sort était scellé je devais partir pour Rouen dans une caisse prêtée par les hôteliers qui hébergeaient ma désormais frauduleuse propriétaire. Tout le monde dans le quartier était peiné de me voir partir mais comme c'était paraît-il pour mon bien … La SPA aurait été contactée et donné son accord; ce qui se révéla faux après mon départ. Une seule personne avec qui j'avais noué une amitié indéfectible s'opposait à mon départ, mais le nombre a eu raison. C'était pour mon bien.
Me voilà dans une cage dans une voiture qui vrombit, je ne supporte pas le bruit de moteur et d'être ainsi secoué. Trois cents kilomètres avalés, je pleurais encore, j'ai même fait caca dans la cage. Excédée par l'odeur et le bruit ma ravisseuse a ouvert la porte de ma cage et comme je sais le faire je me suis tiré de là, d’un trait je suis passé sous un camion et j'ai gagné la forêt en passant le grillage qui délimite l'aire de repos de l'autoroute où nous circulions.
Et voilà je suis quelque part recroquevillé et prostré en attendant … En attendant quoi ? Je ne sais trop .
Ma ravisseuse est rentrée chez elle, elle a téléphoné pour dire qu'elle m'avait perdu (peut-être voulait-t-elle dire abandonné sur une aire d'autoroute ?) mais qu'en aucun cas si on me retrouvait elle ne voudrait de moi.
Me retrouvera-t-on ? Je ne me fais pas trop d'illusions, tout le monde s'en fiche, les gendarmes ont d'autres chats à fouetter semble-t-il. Il n’y a rien de pire que l’indifférence !
Mes amis sont venus eux; j’en suis sûr.
Je sais qu'ils me cherchent et me pleurent; ils ne sont simplement pas passé au bon endroit. Voilà mon histoire.
Ne m’oubliez pas
Mes amis! Pleurez s'il vous reste quelques larmes votre ami Gaspard. Perdu j'étais, perdu je suis, tel est mon destin.
Pauvre Gaspard!
Les hommes ont oublié cette vérité, dit le renard. Mais tu ne dois pas l'oublier. Tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as apprivoisé.
Antoine de Saint Exupéry ( Le petit prince)